Les chefs se prennent à mitonner de la « street-food »

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Leurs baos, paninis ou breadmakis s’arrachent. Chefs renommés ou étoiles montantes, les grands noms de la cuisine sont séduits par la restauration rapide. Mais attention, ne s’improvise pas “street-chef” qui veut.

Mais quelle mouche les a piqués ? Akrame Benallal, deux étoiles au Michelin, vient d’ouvrir Panivanda, sa boutique de sandwichs à Paris. Thierry Marx sert des breadmakis (sorte de clubs-sandwichs roulés) dans sa nouvelle boulangerie parisienne du 8e arrondissement. Le chef Christian Constant a conçu un kebab et Yann Couvreur, ancien pâtissier de palace, un plat sucré pour le service de livraison à domicile Deliveroo. Pressing, service itinérant de paninis de chefs (Grégory Marchand, Bertrand Grébaut…), s’installe à Paris. Cuistots dans le vent ou toques confirmées, ils sont de plus en plus nombreux à se tourner vers un genre méprisé : le fast-food.

Le terme évoque des enseignes bon marché qui dégainent des produits décongelés (le steak, les frites) ou préparés des heures à l’avance (les jambon-beurre). Longtemps, la France s’est non seulement contentée de cette offre, mais s’en est aussi régalée, comme en témoigne le succès des McDonald’s et autres Quick. Au milieu des années 1990, la crise de la vache folle a enclenché une lente mais profonde mutation du secteur. Dès le début des années 2000, des chaînes de restauration comme Cojean ou Jour sont apparues, proposant une alternative qualitative et plus chère pour les déjeuners rapides.

« Il y a, chez certains étoilés qui se ratent, une méconnaissance totale de ce qu’est le fast-food. Ils n’ont jamais fait la queue à midi sur un trottoir. » Gilles Fumey, chercheur

L’intérêt des grands chefs pour le fast-food date à peu près de cette époque. Comme souvent, Alain Ducasse a été le plus prompt à réagir avec une boulangerie-épicerie dans l’Ouest parisien, en 2002. Une farandole d’étoilés lui ont emboîté le pas, avec des concepts assez proches : Paul Bocuse (Lyon), Guy Martin (à l’aéroport Paris-Charles-de-Gaulle), les frères Westermann (Strasbourg), Marc Veyrat (Paris)…
Depuis quelques années, l’avènement de la bistronomie a accéléré le mouvement : pour la jeune garde qui, souvent, a choisi d’ouvrir ses restaurants dans des quartiers plus populaires, bien manger à un prix raisonnable est normal. Ces chefs ont commencé par offrir des menus déjeuner avec un excellent rapport qualité-prix, avant d’ouvrir des annexes, type caves à vins. L’offre de restauration rapide est la dernière étape de ce développement naturel.

En 2013, Grégory Marchand inaugurait dans le Sentier, à Paris, son comptoir de vente à emporter, Frenchie To Go ; fin 2015, la chef Adeline Grattard ouvrait une boutique de baos (brioches chinoises farcies) dans le quartier des Halles ; le Franco-Coréen Pierre Sang Boyer propose, à côté de ses menus à une trentaine d’euros, un bibimbap à 7 euros le midi. Régulièrement, à l’occasion de festivals de musique, par exemple, il exporte sa cuisine dans un food truck. « Il faut savoir se rendre accessible et être généreux pour durer », raconte-t-il.

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Si les initiatives des jeunes cuisiniers fonctionnent bien, la restauration rapide n’a pas toujours réussi aux grands chefs, Ducasse et Veyrat ont d’ailleurs fermé boutique. « Il y a, chez certains étoilés qui se ratent, une méconnaissance totale de ce qu’est le fast-food. Ils n’ont jamais fait la queue à midi sur un trottoir », analyse Gilles Fumey, chercheur en géographie culturelle de l’alimentation. « C’est comme si on demandait à Karl Lagerfeld d’ouvrir un Zara, estime Bernard Boutboul, consultant chez Gira Conseil. La restauration rapide est un métier complexe qui nécessite une organisation militaire pour être performante. Avoir de très bons produits et une excellente recette ne suffit pas. S’il y a une trop longue file d’attente, les gens ne reviennent pas. »

« Il faut avoir la fibre. Ne pas chercher à ampouler la street food et être capable de faire de l’artisanat avec une rigueur industrielle. » Thierry Marx

Selon lui, le problème est à peu près insoluble : pour qu’une boulangerie comme celle de Thierry Marx soit rentable, il faudrait qu’elle produise cinq fois plus de sandwichs. Pour cela, il est nécessaire de les préparer à l’avance, et non à la demande, comme c’est le cas. Thierry Marx, qui est loin d’être un novice en la matière (il préside l’association Street food en mouvement), assure que son enseigne se porte bien même si, en convient-il, « il faut avoir la fibre. Ne pas chercher à ampouler la street food et être capable de faire de l’artisanat avec une rigueur industrielle ». Il a d’ailleurs suivi une formation pour y parvenir.

Vaines ou fructueuses, les tentatives des chefs ont participé, au même titre que la diffusion de chaînes de fast-food premium type Cojean, à une prise de conscience chez les consommateurs en démontrant que des produits comme le sandwich ou le kebab ne sont pas condamnés à la médiocrité. Et elles ont fait des émules. Face à une demande croissante de qualité, de diplômés d’écoles de commerce (qui ont créé Big Fernand) ou de jeunes à la solide culture street food (Le Camion qui fume) se sont lancés dans le secteur de la restauration rapide. Leur développement indique qu’ils n’ont, eux, pas de problème de rentabilité.

Source : Les chefs se prennent à mitonner de la « street-food »