Que fait le tourisme aux territoires qu’il investit ? Du mal ! Le touriste ne cherche plus la diversité, mais le divertissement. Dans « Manuel de l’anti-tourisme », le sociologue Rodolphe Christin montre comment cette industrie mondiale met en productivité la planète entière.
Touristes partout ? Le 4e arrondissement de Paris perd des habitants, mais gagne des touristes ! À Barcelone, sur les Ramblas, des affiches les appellent « à rentrer chez eux ». À Lisbonne, les autochtones se rebiffent contre le tourisme de masse qui les chasse du centre-ville. Partout, le secteur transforme « la vie quotidienne des habitants en cirque », comme l’écrit le sociologue et voyageur Rodolphe Christin dans « Manuel de l’anti-tourisme ». Le chercheur indépendant poursuit sa critique de cette industrie, la première de la planète, qui a bénéficié pendant longtemps de l’assentiment général, une évidence. La « face heureuse » de la mondialisation qui devait permettre « paix et développement » se fracasse contre un tourisme qui uniformise la planète.
Que reprochez-vous au tourisme ?
Aujourd’hui, il tue ce dont il vit. L’industrie touristique modélise le monde pour qu’il réponde aux besoins des touristes. Mais à force, elle contribue à l’uniformiser et à détruire sa diversité. Et souvent au nom du divertissement !
Comment organise-t-elle le monde ?
Elle le quadrille par des itinéraires, des infrastructures de plus en plus standardisés. Elle le met au « bon format », le met en scène pour le plaisir du consommateur-spectateur. Les lieux touristiques organisés tendent à chasser « l’autochtone ». Les prix de l’immobilier y explosent, les pratiques touristiques de fêtes, d’ivresse et de dégradations empêchent les locaux d’y vivre normalement, sans compter les embouteillages, les déchets et la pression sur les ressources. Dans ce contexte, où est passée l’envie de découvrir l’autre ? Comme si l’habitant du lieu devenait un intrus. Pour réintégrer l’économie touristique, il doit devenir un prestataire au service du touriste, et non plus un sujet à part entière.
Quand a commencé cette déraison touristique ?
Il s’agit d’un long processus. Au départ, le tourisme, c’est quoi ? Au XVIIIe siècle, une pratique élitiste réservée à l’aristocratie. La bourgeoisie s’en empare, la pratique se diffuse et finit par faire rêver l’ensemble de la population. En France, en 1936, la création des congés payés fait du tourisme un vecteur d’éducation populaire. La demande se développe, progressivement ; le tourisme, d’abord promu par des associations et syndicats, devient un marché lucratif auquel les opérateurs privés vont s’intéresser. Jusqu’à devenir une véritable industrie. Comme toutes les industries, elle a en ligne de mire le profit. Selon l’Organisation mondiale du tourisme, la croissance du secteur n’est pas près de s’arrêter. En 1950, il y avait 25 millions de touristes, 279 millions en 1980 et un milliard en 2015, pour un chiffre d’affaires de 1 260 milliards de dollars.
Et pourtant, c’est encore une minorité qui part…
Oui, une faible proportion de personnes dans le monde dispose de suffisamment de ressources économiques pour jouir du monde sans entraves. Les populations du Nord partent le plus et, parmi les plus dépensières, on retrouve l’Allemagne, les États-Unis, l’Angleterre, le Japon… Les pays les plus visités se retrouvent aussi au Nord, ce sont donc eux qui en tirent le plus de profits.
Le tourisme est-il une promesse du capitalisme ?
C’en est un pur produit. Tous les secteurs y convergent : hôtellerie, restauration, bâtiment, travaux publics… Pendant longtemps, l’industrie touristique a bénéficié d’une sorte de consensus, y compris dans les milieux militants ou alternatifs. On pouvait critiquer toutes les industries de la planète, sauf celle-ci. On la parait de toutes les vertus : le développement, la fin de la pauvreté, la compréhension entre les cultures différentes. Elle est devenue un élément à part entière de cette mythologie qui fait de la production la clé du bonheur des nations. On se rend bien compte aujourd’hui qu’il n’en est rien.
Vous pensez donc qu’on se trompe en promouvant les départs en vacances comme vecteur d’éducation populaire ?
Partir est devenu une norme qui contribuerait au bien-être individuel. C’est un fait social total qu’on ne remet pas en cause, comme disait le sociologue Marcel Mauss. La norme n’est plus interrogée, c’est un point aveugle de la critique sociale. Mais renversons la perspective : si quitter son quotidien s’est imposé, n’est-ce pas parce qu’il est devenu invivable pour beaucoup ? Et alors comment le rend-on plus vivable ? Là, est la véritable question. Ce rapport à « l’ailleurs » doit nous ramener à une réflexion sur « l’ici ». La vraie vie n’est pas là-bas, elle est ici !
Mais il est encore perçu comme la « face heureuse » de la mondialisation.
Oui, pour les touristes, c’est-à-dire pour ceux qui ont les moyens de partir ! Partir en vacances est une expérience connotée positivement. Cette injonction à la mobilité opère pour le touriste, qui voyage pour le plaisir, comme pour le professionnel, ce cadre qui va de multinationale en multinationale. L’autre versant, moins heureux, de la mondialisation, c’est le migrant. N’est-il pas le dernier voyageur ? Quand l’écrivain Jack London part chercher de l’or en Alaska (en 1897 – NDLR), il veut améliorer son quotidien. Il est davantage dans une logique migratoire que touristique. Un vrai héros de l’aventure !
Vous différenciez tourisme et voyage. Pourquoi ?
L’homme a toujours voyagé. Et pas forcément pour le plaisir. Se déplacer dans l’espace, parmi des cultures différentes, engendre une expérience significative. Il y a toujours dans le voyage ce caractère initiatique qui me semble intéressant à cultiver. Il demeure une forme d’échappatoire, d’évasion. Il nous sort d’une routine, tout en permettant une vision plus transgressive de la connaissance, la découverte d’autres choses, d’autres réalités. Mais cette dimension devient de plus en plus compliquée. La consommation de la planète a pris le pas sur son exploration.
Pourtant, les récits de voyage, eux, sont omniprésents : livres, blogs…
Oui, ça finit même par être assez commun. Des voyageurs ont pu produire des livres magnifiques. Un Nicolas Bouvier (photographe et écrivain suisse mort en 1998 – NDLR) a voué sa vie au voyage. Il révèle dans ses ouvrages un mode de vie, de pensée. Aujourd’hui, chacun produit son récit, c’est un business comme un autre. Le voyage se met en scène. Chez ces « nouveaux aventuriers », il y a comme une surenchère. Celui qui ira le plus loin en utilisant les modes de locomotion les plus extravagants. En parapente dans l’Himalaya, ou bien en train de « faire » l’Équateur sur un fil, ou le pôle Nord à genoux…
Justement, cette expression « faire un pays », que dit-elle ?
C’est révélateur d’une forme de consommation du monde. Une boulimie géographique de la planète où on revendique : « Là, j’y suis allé ; là, aussi. »
Dans les guides de voyage, le mot « authentique » revient à toutes les pages. Au final, tout le monde finit par le rechercher ?
Il y a là une contradiction majeure : plus on est nombreux à rechercher le « typique », plus on contribue à transformer les réalités locales. Qu’est-ce que l’authenticité ? Est-ce voir un Indien d’Amazonie en pagne dans la jungle comme s’il n’avait jamais rencontré un Occidental ? Ou, au contraire, est-ce un Indien d’Amazonie en jean en périphérie d’une ville d’Amérique du Sud ? On ne peut pas enfermer les gens dans un cliché exotique en les empêchant de changer culturellement au risque de contredire l’image que le touriste se fait de lui.
Les réseaux sociaux participent à ce mouvement. Quiconque trouve un bon « spot » en publie les photos dans la seconde qui suit. Il y a une surenchère dans cette recherche. On a vite fait de rendre un lieu extraordinaire assez commun.
En quoi la facilité du déplacement a-t-elle contribué à cela ?
Avant l’invention du moteur, le déplacement était une épreuve psychologique – on s’isolait des siens –, mais aussi physique. En calèche, en bateau à voiles, le trajet prenait des journées, voire des mois. On s’exposait aux intempéries, on ne savait pas ce qui allait arriver. Il y avait une vulnérabilité. L’aventure était inhérente au déplacement. Étymologiquement, l’aventure vient de advenere, c’est-à-dire s’exposer à ce qui advient. Aujourd’hui, on peut partir à l’autre bout du monde, tout en restant connecté à ses amis.
Il devient de plus en plus difficile de sortir de ses repères. Le touriste le veut-il encore ? Un fait représentatif de la manière de découvrir le monde aujourd’hui : on se prend en photo, on se filme… et on tourne le dos au monde pour se regarder dans le miroir de son téléphone. Exit la dimension « sortir de soi et de sa culture ». C’est l’inverse qui se produit, on se projette soi-même, sur tous les lieux de la planète.
C’est le low cost, notamment dans l’aérien, qui permet de partir aussi souvent ?
Partir un week-end n’importe où tant que ce n’est pas cher est discutable. Les dernières tendances du tourisme reposent sur des destinations lointaines, avec des séjours de plus en plus courts, mais plus fréquents. Si l’avion est moins cher, c’est aussi parce que le kérosène n’est pas taxé ! Or, le tourisme contribue à hauteur de 8 % des émissions de gaz à effet de serre.
Peut-on échapper à l’industrie touristique ?
C’est très compliqué. Certains parlent de rendre le tourisme durable. Il ne représente qu’un très faible pourcentage dans l’industrie touristique. Si tous les flux de touristes devaient s’y convertir, il n’aurait plus rien de durable. Finalement, ce ne sont pas des alternatives, mais des segments commerciaux qui s’ajoutent au tourisme existant.
Vous insistez sur le fait de critiquer le tourisme, pas les touristes. Pourquoi cette distinction ?
Depuis quelques années, les populations se rebellent ! Une fronde anti-tourisme est en train de se lever. Il y a un danger que l’anti-tourisme se transforme en anti-touristes. Et que cette fronde ne devienne une forme de xénophobie. Le cœur du problème n’est pas le touriste, mais le système touristique local et mondial qui s’est mis en place. Car, finalement, nous sommes tous des touristes dès lors qu’on voyage pour le plaisir.